LA LIBELLULE, LE COMEDIOLOGUE ET LA METAMORPHOSE
Lucille, une libellule d’une élégance rare, vivait jadis, au bord d’un étang peuplé de nénuphars. Elle avait deux paires d’ailes merveilleusement transparentes et irisées d’un camaïeu violet à couper le souffle. Telle une danseuse étoile, elle glissait dans l’air sans effort ! Lucille faisait la fierté des habitants de l’étang. Mais elle, expérimentant son don de manière tellement naturelle, n’en tirait aucune présomption. Seul comptait pour elle, le plaisir de voler.


L’étang, alimenté autrefois par une source mystérieuse, se tarissait peu à peu et plus rien n’était comme avant. Ses ailes s'étaient alourdies, ses couleurs s’étaient ternies, elle sombrait, happée par la gravité. Elle savait à peine changer de direction en volant. Tout lui demandait effort, tout l’agaçait. Elle émettait maintenant des jugements sur tout et n’importe quoi. Inflexible, elle avait perdu toute souplesse. Pour la première fois de sa vie, elle se trouvait nulle ! Désorientée, elle errait comme une âme en peine.

Un jour il n’y eut plus une goutte d’eau dans l’étang. Au fond d’elle-même, Lucille savait qu’il lui fallait partir mais pour aller où ? Pour quoi faire ? Elle était terrorisée à l’idée de quitter son étang pour aller vers l’inconnu.

Et pourtant un matin, au lever du soleil, elle fut réveillée par des bruits sourds et saccadés provenant de la forêt voisine. Un rythme régulier et répétitif sonnait comme un cœur en mouvement. Lucille, dont le corps dépérissait depuis des jours, fut d’abord agacée par ces battements sonores. Puis petit à petit, elle se sentit envahie par cette rythmique percussive. Elle sentit son corps bouger. Oh pas beaucoup, juste un petit bout d’aile. Elle se fit attentive et vit sa tête bouger aussi. "Ca alors ! Que m'arrive-t-il ?". Sans chercher à comprendre, elle se laissa porter par la musique et se mit en mouvement.

La musique avait changé de rythme, plus rapide, plus saccadé encore. Lucille peinait à voler mais ne renonça pas pour autant. Elle arriva toute essoufflée dans une clairière. Il y régnait un joyeux capharnaüm : des dizaines d’animaux dansaient, jouaient et chantaient. Ils semblaient s’amuser follement. La musique cessa, Lucille, soudain très mal à l'aise, n'eut qu’une envie : fuir cet endroit. Elle fit demi-tour et tomba "yeux à yeux" avec le Hibou.
Un quart de tour et c'est l'imposante crinière du Lion qui lui fit face. Elle n’en menait pas large.
"Ne t’inquiète pas, lui dit le Chien, c’est une grande gueule mais au fond c’est un gros nounours".
Chacun y mit son grain de sel.
"Quel magnifique spectacle !" s’écriait le Perroquet tel un grand tragédien.
"Pourquoi me regarde-t-elle comme ça ?" s’interrogeait le Kangourou, sur ses gardes.
"Allons, cessez vos chamailleries." disait l’Eléphant qui peinait à se faire entendre.
Ce fut le Castor qui la destabilisa le plus. Il se pavanait, parlait fort, se faisait remarquer. La voyant démunie, il en profita et lui lança d’un rire gras : "Alors, on a perdu le Nord ?
C’en était trop pour elle! La pauvre Lucille, tétanisée, aurait voulu rentrer sous terre.

« On a sa propre source en soi-même. »
Sri Ramana Maharshi